PRIX RICARD 2018 - ANIMA MUNDI
NOMINATION PRIX FONDATION D’ENTREPRISE RICARD, cur. Neïl Beloufa, Fondation d’entreprise Ricard, Paris.
Cur. Emmanuelle Luciani & Charlotte Cosson.
Artists : Bella Hunt & DDC, Gérard Traquandi, Giovanni Copelli, Andrew Humke.
FR / Anamnèse. Un autel aux références séculaires se laisse découvrir dans le Prix Fondation d’entreprise Ricard ; une chapelle funéraire surgit dans la crypte de South Way Studio. A l’image du retour du refoulé, l’Histoire et le sacré font leur come back. Alors que les artistes sont souvent inconsciemment traversés par les flux de leur époque, ceux de Southway Studio matérialisent volontairement les changements du monde. Sous l’impulsion d’Emmanuelle Luciani & Charlotte Cosson, chacun des acteurs – artistes, commissaires, théoriciens – joue sur le même plan afin de concrétiser dans la forme les évolutions sociétales. Cette posture correspond à leur méthodologie : comparer le présent avec les époques où sont nées les formes qui réapparaissent aujourd’hui afin de mieux comprendre l’actuel et déceler des pistes de compréhension pour l’avenir.
Eloge du sale. Tels des réminiscences, des motifs paléochrétiens et romans refont surface dans l’art contemporain. Or, ces décors et architectures sont profondément syncrétiques, formés à partir de remplois divers. Loin de toute idée de pureté – une telle notion existe-t-elle vraiment ? – et à l’image de ces moments d’acculturation, les œuvres actuelles incorporent l’exclu et les rebuts obligatoirement formés par toute norme. Dans un réel éloge du sale, elles rejouent les absorptions populaires, profanes et religieuses du sacré. A l’image de la pratique des ex-voto ou des constructions d’autels funéraires sauvages, les artistes rassemblés dans Southway Studio forment de nouvelles sédimentations historiques. Ils s’insrent dans l’Histoire en faisant perdurer des traditions vernaculaires séculaires. Mike Kelley rappelait d’ailleurs dans un entretien avec John Waters que cette incorporation de la saleté est assez typique des peuples du Sud. Cette voie de l’impur se trouve effectivement souvent en dehors des grandes capitales nordiques.
Thanatos. Southway fait étalage, à l’image du cimetière des fontanelles de Naples, de la mort et de la crasse. Le cadavérique et le sale sont pourtant évincés de l’idéal technologique occidental. La prolifération de l’incinération dans l’hémisphère Nord correspond – outre au besoin de place lié à la surpopulation et au problème de l’occupation des sols – à ce désir d’immortalité moderne qui refuse la décrépitude de la chair. A l’encontre de cette omerta, et de la standardisation du mobilier funéraire généralisée après la récupération par l’Etat des cimetières en 1905, les néo-nazaréens Bella Hunt & Dante Di Calce, Jenna Kaës, Gérard Traquandi, Giovanni Copelli, Jean-Marie Appriou et Andrew Humke produisent à nouveau des formes singulières pour célébrer les êtres passés.
Circularité. Au sein de ces chapelles, cryptes, caveaux ou toiles rappelant les catacombes, ils célèbrent pourtant la vie, montrant en cela la circularité de l’existence. Nous sommes poussière nous et redeviendrons poussière. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’une exposition avec Jenna Kaës dans la crypte de Southway Studio ait été dédié à Lazare, le premier des ressuscités. Tels les peuples racines et les règnes animal et végétal – et l’encontre du capitalisme dont le système de production est linéaire – leur vision est cyclique et ne forme pas de rebut non assimilable. A l’échelle du temps long de l’Histoire, les os de poissons forment le calcaire et les coquillages donnent le sable qui, tous deux, permettront la construction d’habitations humaines ; Bernard Stiegler parlerait de nécromasse noétique. Ainsi, le déchet et la pourriture, plutôt que d’asphyxier la Terre, deviennent germes de vies nouvelles ; leur utilisation consciente aujourd’hui cristallise une visée profondément politique et écologique.
Anima Mundi. Au pied de l’autel de Bella Hunt & DDC gisent des animaux ; le bestiaire du duo représente l’anima mundi. Il semble rappeler que l’élan vital – Nietzsche écrirait la volonté de puissance – surgit tout autant au travers des Hommes que dans la faune et la flore. Avec humilité, ces artistes s’en remettent à la Terre, à l’Histoire et à ce qui forme l’intégralité du vivant. La coexistence des langues, vivantes et mortes, dans la chapelle funéraire produite par Jenna Kaës avec Southway Studio participe de ce même mouvement de réconciliation par-delà les espèces, les colorations culturelles et les spécificités de l’incarnation. Rappelons d’ailleurs que le terme d’anima mundi provient de l’idée de l’âme du monde platonicienne, puis néo-platonicienne, ayant inspiré à la fois celle des chrétiens de l’époque romane et l’âme universelle des musulmans. C’est donc un des dénominateurs communs du vivant qui est ici brandi.
Nouvelle perspective de société. Revenons sur les références brassées : les sarcophages paléochrétiens, les tombes étrusques ou égyptiennes, les églises romanes, les Nazaréens et les cimetières et ctacombes du Sud de l’Italie. Elles correspondent à des époques où aucune forme n’est fixée dans un classicisme, c’est à dire campée dans une norme et une hiérarchie sociale fixe. Afin de construire leur unité sociale et spirituelle, les sociétés qui les ont produites ont pratiqué l’inclusion de différentes cultures et traditions, païennes, endogènes et orientales. Ces phases sont par définition profondément transitoires : elles correspondent à des moments où les repères bougent et où une nouvelle organisation prend peu à peu la place d’une autre.
Après avoir souligné les marqueurs de fin de société dans l’art contemporain en repérant l’élongation des formes et le retour du baroque, nous décelons aujourd’hui dans ces résurgences une mutation sociétale profonde marquée par un regard renouvelé sur le médiéval. Les œuvres que nous produisons ensemble et réintégrons autant dans des lieux historiques du Sud que dans les musées d’art contemporain des mégalopoles sont des microcosmes de notre vision. Une vision syncrétique et cyclique où le sale, l’irrationnel, le désordonné, l’Histoire et l’élan vital sont réintégrés dans une visée réconciliatrice. Ici, les idées naissent des formes et, à leur tour, en produisent de nouvelles afin, à la fois, de révéler et d’incarner l’entrée dans une perspective nouvelle.
EN / Anamnesis. An altar with secular references can be seen in the Prix d'entreprise Ricard; a funeral chapel emerges in the crypt of South Way Studio. Like the return of the repressed, history and the sacred are making a comeback. While artists are often unconsciously caught up in the flux of their times, those at Southway Studio deliberately materialize the world's changes. Under the impetus of Emmanuelle Luciani & Charlotte Cosson, each of the players - artists, curators, theoreticians - plays on the same level in order to concretize societal evolutions in form. This posture corresponds to their methodology: to compare the present with the eras in which the forms that are reappearing today were born, in order to better understand the present and detect avenues of understanding for the future.
In praise of the dirty. Paleochristian and Romanesque motifs are resurfacing in contemporary art. Yet these decors and architectures are profoundly syncretic, formed from a variety of relics. Far from any idea of purity - does such a notion really exist? - and in the image of these moments of acculturation, today's artworks incorporate the excluded and the rejects that are the inevitable result of any norm. In a veritable eulogy of the dirty, they replay the popular, profane and religious absorption of the sacred. Like the practice of ex-votos or the construction of wild funeral altars, the artists gathered in Southway Studio form new historical sedimentations. They insert themselves into history by perpetuating age-old vernacular traditions. In an interview with John Waters, Mike Kelley reminded us that this incorporation of dirt is quite typical of the peoples of the South. Indeed, this path of the impure is often found outside the great northern capitals.
Thanatos. Like the fontanelle cemetery in Naples, Southway flaunts death and filth. Yet the cadaveric and the filthy have been ousted from the Western technological ideal. The proliferation of cremation in the Northern hemisphere corresponds - in addition to the need for space linked to overpopulation and the problem of land occupation - to this modern desire for immortality that rejects the decrepitude of the flesh. Against this omerta, and the standardization of funerary furnishings that became widespread after the state reclaimed the cemeteries in 1905, neo-Nazareans Bella Hunt & Dante Di Calce, Jenna Kaës, Gérard Traquandi, Giovanni Copelli, Jean-Marie Appriou and Andrew Humke are once again producing singular forms to celebrate the past.
Circularity. In these catacomb-like chapels, crypts, vaults and canvases, they celebrate life, demonstrating the circularity of existence. We are dust and will become dust again. It's no coincidence that an exhibition with Jenna Kaës in the Southway Studio crypt was dedicated to Lazarus, the first of the resurrected. Like the root peoples and the animal and vegetable kingdoms - and in contrast to capitalism, whose system of production is linear - their vision is cyclical and does not form unassimilable refuse. On the long time scale of history, fish bones form limestone and shells give sand, both of which will enable the construction of human dwellings; Bernard Stiegler would speak of noetic necromass. Thus, waste and decay, rather than asphyxiating the Earth, become the seeds of new life; their conscious use today crystallizes a profoundly political and ecological aim.
Anima Mundi. At the foot of the Bella Hunt & DDC altar lie animals; the duo's bestiary represents the anima mundi. It seems to remind us that the élan vital - Nietzsche would write the will to power - arises just as much through human beings as through flora and fauna. With humility, these artists turn to the Earth, to History and to what makes up the entirety of living things. The coexistence of languages, living and dead, in the funeral chapel produced by Jenna Kaës with Southway Studio is part of this same movement of reconciliation across species, cultural colorations and specificities of incarnation. In fact, the term anima mundi comes from the Platonic, and later neo-Platonic, idea of the world soul, which inspired both Romanesque Christians and the universal soul of Muslims. So it's one of the common denominators of the living world that's being brandished here.
A new perspective on society. Let's go back to the references we've been discussing: Paleochristian sarcophagi, Etruscan and Egyptian tombs, Romanesque churches, the Nazarenes and the cemeteries and ctacombs of southern Italy. They correspond to eras when no form is fixed in a classicism, i.e. set in a fixed social hierarchy and norm. In order to build their social and spiritual unity, the societies that produced them practiced the inclusion of different cultures and traditions, pagan, endogenous and oriental. These phases are by definition profoundly transitory: they correspond to moments when landmarks shift and a new organization gradually takes the place of another.
After having highlighted the markers of the end of society in contemporary art, by spotting the elongation of forms and the return of the Baroque, we now detect in these resurgences a profound societal mutation marked by a renewed look at the medieval. The works we are producing together and reintegrating into both historic sites in the South and contemporary art museums in megacities are microcosms of our vision. A syncretic, cyclical vision in which the dirty, the irrational, the disorderly, history and the vital impulse are reintegrated with a view to reconciliation. Here, ideas are born from forms and, in turn, produce new ones, to both reveal and embody the entry into a new perspective.