Cool - as a state of mind

2015, MAMO, Centre d’art de la Cité Radieuse, 280 Boulevard Michelet, 13008 Marseille.

Cur. Emmanuelle Luciani & Charlotte Cosson.

Artists : Urs Fischer, Pipilotti Rist, Sterling Ruby, Mike Kelley, Paul McCarthy, Estrid Lutz & Emile Mold, Aoto Oouchi, Josh Atlas, Rachel de Joode, Gaëlle Choisne, Aaron Curry, Alan Fertil & Damien Teixidor, Shaun Gladwell, David Horvitz, Dwyer Kilcollin, Joel Kyack, Ed Ruscha and Steciw & de Joode

FR/ L’Histoire des Etats-Unis pourrait presque se résumer à un processus d’appropriation, puis de transformation, des multiples traditions de ceux qu’ils accueillent. Cependant, le résultat de cette délocalisation de mœurs n’a que peu à voir avec la culture dont ils sont originalement issus. C’est le cas du « tiki » que citent Alan Fertil & Damien Teixidor : inspiré par la Polynésie, il n’est néanmoins pas plus Mahori que ne serait chinois le fameux fortune cookie des restaurants asiatiques Outre-Atlantique. L’un comme l’autre sont profondément américains. Cette digestion est au cœur du travail de Sterling Ruby, dont les sculptures exposées sont couvertes de drapeaux étoilés. Si l’une rappelle un sarcophage égyptien, le titre de l’autre, Double Vampire, est équivoque : c’est celui d’une créature se nourrissant de la substance vitale d’une autre, à l’instar des U.S.A avec les traditions vernaculaires d’autres parties du globe. Cette histoire d’assimilation est intimement liée au cool, attitude de détachement venue d’Afrique avant d’enfanter la longue lignée des contre-cultures aux États-Unis. Après les années 1960 et ses hippies, chaque génération a en effet façonné son milieu underground, lui-même inlassablement phagocyté par le commerce et la publicité.[1]

On comprend ainsi que la culture américaine est construite. Or, quoi de mieux que la ville de Los Angeles pour incarner cette propriété ? La ville des anges est un paysage créé par l’Homme afin d’accueillir ses rêves de coexistence des êtres et des lieux. C’est à L.A. qu’une idée du monde reposant sur la liberté est édifiée – et à travers Hollywood qu’elle est racontée. Ed Ruscha n’a-t-il pas inscrit sur une de ses toiles dégradées « Hollywood is a verb » ? Los Angeles incarne l’American dream, a contrario de New York. Loin de la géographie d’une grande métropole qui traduirait le système capitaliste, Los Angeles s’est étendue de manière désordonnée et dans l’idée d’être inlassablement parcourue en voiture ; caractéristique explicitée par l’installation de Joel Kyack Mar Say Hey Hey (2015).

Par bien des aspects, L.A. semble à la marge. Même si le commerce y a de beaux quartiers – industrie cinématographique, région agricole, proximité avec la Silicon Valley – l’apparence des acteurs de la vie marchande n’est pas celle qui lui est généralement affiliée. Pour ce qui est du milieu de l’art, quasiment aucun collectionneur n’y réside et Mike Kelley rappelle que pas un théoricien n’y travaillait lorsqu’il s’y est installé.[2] Ce qui apparaît en marge de la culture capitaliste – incarnée par les buildings New-Yorkais et les traders qui les parcourent – est pourtant le creuset de l’image des Etats-Unis exportée à l’échelle de la planète. Les Américains ont en effet compris ce que les Européens semblent de plus en plus oublier : c’est la culture qui façonne le monde. C’est grâce à une domination culturelle qu’un impérialisme peut se développer et perdurer. En témoignent l’effacement de la dette française par les États-Unis après-guerre en échange de la libre pénétration des films hollywoodiens sur son sol, ou le programme d’aide alimentaire PL-480 pour les pays en difficulté depuis 1954. L’objectif affiché de ce dernier est en effet la mise en place de nouveaux marchés d’exportation via l’acculturation au mode de vie américain. C’est ce processus d’expansion anglo-saxon que Jameson décrit comme un trait du postmodernisme[3]. Et le « simulacre » de Baudrillard[4] semble être le terme correspondant à la définition de cette réalité construite – qui recouvre aujourd’hui le monde jusqu’à le faire disparaître.

Pourtant, alors qu’il semblerait que soit arrivée la fin de ce processus d’américanisation – la totalité du monde paraît, au moins un peu, américanisée – la pérennité de ce système est mise en cause. Les Américains ont pris conscience du caractère suicidaire de leur modèle de consommation ; près de 40% de leur population entre en effet dans la catégorie des « créatifs culturels ». Ces derniers privilégient un rapport direct avec les producteurs d’aliments cultivés dans le respect de l’environnement et des hommes, et aspirent à un développement spirituel ou individuel.[5] Les œuvres d’Urs Fischer, en utilisant la cire, soulignent la consumation du consumérisme, la spirale autodestructrice de l’accumulation pour l’accumulation. Or, les prémisses de ce refus d’adhérer à la culture de l’achat sont à trouver dans la Beat Generation. Celle-ci a fait de l’errance et d’une vie frugale ses étendards ; elle incarne un détachement cool anté-consumérisme – c’est-à-dire avant que ne soient marchandées ses itérations.

A l’ère du digital, le monde et les hommes semblent petit à petit se dématérialiser. Les sculptures d’Aoto Oouchi n’existent que sur écran, via une succession de 0 et de 1 ; les contours des dieux (New Gods) d’Aaron Curry s’amollissent et cèdent à la gravité.  Pourtant, malgré l’apologie actuelle de l’immatériel, les artistes de « COOL – As a State of Mind » valorisent le retour au geste, au tangible – aucun ne fait d’ailleurs produire ses pièces industriellement.[6] Beaucoup d’œuvres de David Horvitz possèdent une existence online. Lorsqu’il envahit d’autoportraits les pages wikipédia de plages californiennes, c’est seulement après avoir éprouvé la durée et les aléas des voyages qui l’y ont amené. De plus, les artistes vivant ou ayant vécu à Los Angeles (Joel Kyack, Mike Kelley, Josh Atlas, Paul McCarthy, Dwyer Kilcollin…) possèdent un rapport aux formes bien particulier. Prenons l’exemple de celle qui a fait couler beaucoup d’encre durant la FIAC 2014 : trouvée à South Pasadena dans les années 1970, celle-ci – un plug – rappelait à McCarthy une sculpture de Brancusi. Vision multifocale du monde et rematérialisation sont des traits propres aux pratiques californiennes ici présentés.

L’attachement au monde des artistes de cette exposition est donc complexe. Alors que l’on présente toujours le système capitaliste comme un tout indissociable de la démocratie, de la laïcité, du progrès technique et du modèle humaniste – comment tout rejeter en bloc ? Même si ces artistes refusent toute idée de nostalgie, ils n’observent pas moins un monde en train de disparaître – et s’accrochent à sa matérialité. On assiste d’ailleurs à un regain d’intérêt pour la production et sa monstration. Open for Business de Kate Steciw et Rachel de Joode est ainsi la résultante de performances où elles expérimentent en public durant une journée entière. 

A l'affection des artistes angelenos pour l’organicité des villes comme Los Angeles, Rio ou Mexico, les Européens semblent répondre avec des références à un autre type de lieu : l’ailleurs. En sus des renvois à un exotisme par ailleurs en voie de disparition, on remarque également dans leurs œuvres des références lancinantes à l’eau, à l’océan, aux rochers et aux coquillages. Gaëlle Choisne jonche sa sculpture Conquête et Karnaval d’une conque, le marbre de Human Skin in Rocks I de Rachel de Joode est laissé brut ; Estrid Lutz & Emile Mold présentent une figure aux allures de rochers, Dwyer Kilcollin une amphore paraissant issue d’une fouille sous-marine. Or, la mer est un des rares endroits où de l’inconnu persiste. D’ailleurs, le mythe de l’Atlantide n’est jamais loin dans les aquariums de Alan Fertil & Damien Teixidor ou les City de Mike Kelley. Or, toutes ces caractéristiques rappellent les œuvres baroques – dont Urs Fischer a d’ailleurs reproduit certaines sculptures emblématiques. Ces formes tortueuses et rocailleuses sont le témoin d’un changement d’époque. Alors que le XVIIe siècle voyait la société basculer d’une souveraineté aristocrate à une domination bourgeoise, que laissent-elles prévoir aujourd’hui ?

Outre l’évidence des corrélations formelles entre de jeunes pratiques européennes et des œuvres historiques californiennes se forme une filiation idéologique. Les artistes du vieux continent ici présentés ont développé une fascination pour les artistes américains ayant très tôt souligné l'ineptie du modèle. En effet, malgré l’utilisation de couleurs vives et d’objets issus de la culture populaire, leurs pièces n’en questionnent pas moins l’impérialisme américain. Ed Ruscha (1937-), Mike Kelley (1954-2012), Paul McCarthy (1945-)  ou Jason Rhoades (1965-2006) sont les anticipateurs d'une politique en creux. Parce qu’au lissage et à la perte d’information associées à la marche du capitalisme, puis à l’utilisation d’algorithmes pour structurer le web – et ainsi le monde –[7],  s’opposent des pièces rugueuses, perlées de défauts, et spécifiques en tout point. Une œuvre d’art ne peut être arrachée de son contexte : elle s’insère dans le monde et le système qui l’a vue naître. On pourrait penser que deux attitudes sont possibles face au flot : glisser avec ou tenter de le contrer. Pourtant, ce que l’on pourrait appeler le cool contemporain ne semble pas adopter l’attitude frontalement revendicatrice des contre-cultures. Et plutôt que de chercher à tout prix à ne pas se faire absorber par le mainstream, l’idée ne serait-elle pas plutôt d’utiliser ce processus d’absorption afin de modifier le système de l’intérieur ?

© Charlotte Cosson & Emmanuelle Luciani

[1] Poutain, Dick, Robbins, David, Cool Rules : Anatomy of an attitude, Londres, Reaktion books,  2000.

[2] “105 Minutes with Mike”, interview de Mike Kelley, filmé par Eli Elliott en 2004. https://www.youtube.com/watch?v=D6D6lmIMyyc

[3] Jameson, Fredric, « Marxism and Postmodernism », The Cultural Turn Selected Writings on the Postmodern 1983-1998,  Londres, New York, Verso, 1998. p.40

[4] Baudrillard, Jean, Simulacre et simulation, Paris, Galilée, 1981.

[5] H. Ray, Paul, Anderson, Sherry Ruth, The Cultural Creatives: How 50 Million People Are Changing the World, New York, Harmony Books, 2000.

[6] Exception faite peut-être du plug de Paul McCarthy – produit au sein d’une manufacture recréée au sein de la Monnaie de Paris et exposée en tant qu’œuvre. Mais la production est ici exposée et la main de l’homme valorisée sur la machine.

[7] Stiegler, Bernard, table-ronde / Marseille retrouve le Nord, Théâtre du Merlan, Marseille, 17 décembre 2014.


EN/ The history of the United States could almost be reduced to a process of appropriation and transformation of the multiple traditions of the people that have come to call it home. However, the result of this relocation of manners has little to do with the culture they are originally from. This is the case of “tiki” cited by Alan Fertil & Damien Teixidor: inspired by Polynesia, it is nevertheless no more Maori than the notorious fortune cookie – found in overseas Asian restaurants – is Chinese. Both are deeply American. This assimilation is central to Sterling Ruby’s work whose exhibited sculptures are covered with Stars and Stripes. If one reminds us of an Egyptian sarcophagus, the title of the other, Double Vampire, is ambiguous: that of a creature feeding on the vital substance of another, like the USA on oral traditions from other parts of the globe. This history of assimilation is intimately linked to the cool – an attitude of detachment that came from Africa before it gave birth to a long line of countercultures in the United States. After the 1960’s and the hippies, each generation has indeed shaped its underground scene which was itself recuperated by business and advertising.[1]

It is thus understood that American culture is constructed; is there anything better than Los Angeles to embody this feature? The city of angels is a landscape created by man in order to host his dreams of coexisting beings and places. The idea of the world based on freedom originates in L.A. – and is told through Hollywood. Wasn’t one of Ed Ruscha’s degraded paintings marked with the words “Hollywood is a verb”? Unlike New York, Los Angeles embodies the American Dream. Far from the geography of a major city that reflects the capitalist system, Los Angeles has grown disorderly in an idea of being tirelessly driven through – a feature explained in Joel Kyack’s installation, Mar Say Hey Hey (2015).

In many ways, L.A. appears to stand on the edge. Even if trade occupies an important space there – with the film industry, agricultural areas, and proximity to Silicon Valley – the city does not generally appear to be affiliated with the actors of the economic life. In terms of the art world, there is almost no collector that lives there, and Mike Kelley recalls that not a single theoretician worked in the city when he settled there.[2] Yet, what appears to be on the fringes of capitalist culture – embodied by New York buildings and their traders – is the crucible of an image of the United States that is exported on a planetary scale. The Americans have indeed understood what the Europeans seem to increasingly forget: culture shapes up the world. Imperialism can develop and persist through cultural domination. An evidence of which is the post-war debt relief given to France by the United States in exchange of unrestricted distribution of Hollywood movies on its soil, or the PL-480 food aid program for struggling countries since 1954. The stated aim of the latter is in fact the establishment of new export markets, through acculturation to the American way of life. Jameson describes this process of Anglo-Saxon expansion as a feature of postmodernism.[3] And Baudrillard’s “simulacrum”[4] seems to be the term defining this constructed reality – a reality which now covers the world until it is to disappear completely.

Yet, while this Americanization process seems to have come to an end – the whole world looks at least a little Americanized — the sustainability of this system is called into question. The Americans have become aware of the suicidal nature of their consumption model; indeed, close to 40% of the population fall into the category of “cultural creatives” who favor a direct relationship with the producers of eco-friendly and people friendly food, and aspire to spiritual or individual development.[5] Using wax in his works, Urs Fischer highlights the progressive end of consumerism – the self-destructive spiral of accumulation for accumulation. The premises of this refusal to abide by the culture of purchase are to be found in the Beat Generation. Wandering and living frugally became its standards; it embodies a cool anti-consumerist detachment — before its iterations were bargained.

In the digital age, the world and man himself seem to gradually dematerialize. Aoto Ouchi’s sculptures only exist on screen, through a succession of 0s and 1s; the figures of Aaron Curry’s Gods (New Gods) soften and yield to gravity. Yet, despite the current advocacy of the immaterial, the artists of “COOL - As a State of Mind” give value to the return of gesture and of the tangible – none of them actually have their work made industrially.[6] Lots of David Horvitz’s works have an online presence. He invaded the Wikipedia pages of California beaches with self-portraits after he experienced the length and hazards of the journeys that led him there. Moreover, artists who live or have lived in L.A. (Joel Kyack, Mike Kelley, Josh Atlas, Paul McCarthy, Dwyer Kilcollin…) have a peculiar relationship with shape. One example that got a lot of attention during the 2014 FIAC was a plug found in South Pasadena in the 1970s – it reminded McCarthy of a Brancusi sculpture. A multifocal vision of the world and rematerialization are features of the Californian practices presented here.

The artists of this exhibition therefore have a complex attachment to the world. While the capitalist system is always presented as a whole that cannot be separated from democracy, secularism, technical progress, and from the humanist model – how can it be completely rejected? Although these artists refuse any idea of nostalgia whatsoever, they still witness the gradual disappearance of the world, and cling to its materiality. There is also a renewed interest in production and demonstration. Open for Business by Kate Steciw and Rachel de Joode is a performance where they experiment in public for a whole day.

If L.A. artists appreciate the organicity of towns like Los Angeles, Rio or Mexico, the Europeans seem to prefer another type of place: the elsewhere. In addition of references to an endangered exoticism, we also note repetitive links to water, rocks and shells or to the ocean. Gaëlle Choisne based her sculpture Conquête et Karnaval on a conch; in Human Skin in Rocks by Rachel de Joode, the marble is left raw; Estrid Lutz & Emile Mold present a figure that resembles stone, Dwyer Kilcollin displays an amphora appearing as coming from an underwater search. But the sea is one of the few places where the unknown persists. Besides, the myth of Atlantis can easily be found in Alan Fertil & Damien Teixidor’s aquariums or in Mike Kelley’s Cities. However, all these features are reminiscent of Baroque works – a few iconic sculptures of which have been reproduced by Urs Fischer. These rocky winding shapes are witnessing a new era. As the 17th century was the stage of the social switch from aristocratic sovereignty to bourgeois rule, but what do those shapes point to today?

Besides the evidence of formal correlations between young European practices and historical Californian works, an ideological kinship takes shape. The presented artists of the old continent have developed a fascination for American artists who emphasized the nonsense of this model at a very early stage. Despite the use of bright colors or pop culture artifacts, their works harbor strong criticism of US imperialism. Ed Ruscha (1937-), Mike Kelley (1954-2012), Paul McCarthy (1945-) or Jason Rhoades (1965-2006) anticipated an implicit policy. Rough pieces – filled with defects, but consistently specific – are opposed to the smoothing and loss of information linked to the march of capitalism, and then to the use of algorithms to organize the Internet, and therefore the world. A work of art cannot be snatched out of its context: it is part of the world and of the system in which it was born. One might think that there are two possible approaches against the same tide: go with it or go against it. Yet, what could be called the contemporary cool does not seem to adopt the head-on claiming attitude of countercultures. And rather than trying at all costs to avoid being absorbed by the mainstream, isn’t the idea rather to use this absorption process to modify the system from within?

© Charlotte Cosson & Emmanuelle Luciani

[1] Poutain, Dick, Robbins, David, Cool Rules: Anatomy of an attitude, London, Reaktion books, 2000.

[2] “105 Minutes with Mike”, interview of Mike Kelley, filmed by Eli Elliott in 2004. https://www.youtube.com/watch?v=D6D6lmIMyyc

[3] Jameson, Fredric, “Marxism and Postmodernism”, The Cultural Turn Selected Writings on the Postmodern 1983-1998, London, New York, Verso, 1998. p.40

[4] Baudrillard, Jean, Simulacre et simulation, Paris, Galilée, 1981.

[5] H. Ray, Paul, Anderson, Sherry Ruth, The Cultural Creatives: How 50 Million People Are Changing the World, New York, Harmony Books, 2000.

[6] Except maybe for Paul McCarthy’s plug – produced in a factory, recreated in the Monnaie de Paris and exhibited as a work. But it is here the product that is exhibited and the hand of man valued over the machine.

[7] Stiegler, « Bernard, table-ronde / Marseille retrouve le Nord », Théâtre du Merlan, Marseille, December 17, 2014.