Horizons perdus
2021, Pavillon Southway, 433 Boulevard Michelet, 13009 Marseille.
Cur. Emmanuelle Luciani
Artist : Jacopo Pagin
FR/ « Crystal whisper », à travers l’évocation du cristal, un matériau et un objet iconique et domestique, embrasse comme Jacopo Pagin l’ensemble de l’histoire de l’art, de la Renaissance au XXe siècle. Jacopo Pagin dépasse une simple posture historiciste, en maniant subtilement les hommages et les références. Loin d’être uniquement un artiste aux compositions rigoureusement historiques, il livre au contraire des peintures comme sous acides, aux couleurs contrastées, aux thèmes oniriques et mystérieux, qui ne sont pas sans évoquer des pochettes d’albums de New Wave néo-romantique. Il partage d’ailleurs avec cette musique l’importance d’une présence sous-jacente ; la basse pour la New Wave, l’histoire pour sa peinture. Il est un peintre qui connaît l’histoire de l’art, et notamment de sa Vénétie natale. Pagin relit l’histoire à travers ses œuvres, dont les sujets (natures mortes, paysages, scènes mystiques, ou portraits d’objet) ainsi que les motifs, les couleurs ou la composition sont nourris de l’art de la Renaissance jusqu’au début du XXe siècle. L’élongation des figures et des objets, la délicatesse des tons et la beauté étrange, crépusculaire, un peu mélancolique des compositions, fait écho à des périodes artistiques révolues, comme le maniérisme de la fin du XVIe siècle, le Rococo, point culminant de l’esthétique de la fin de l’Ancien régime, ou bien, le néoclassicisme rêveur et grandiose des années 1930. Il est ainsi le peintre d’une esthétique fin de siècle ou, plutôt, de fin de cycle, par sa capacité de synthèse.
When Italy meet Flanders
Si la peinture de Jacopo Pagin est d’un abord onirique et aérien, il ne faudrait pas limiter ses œuvres à de simples rêveries picturales. Au contraire, les tableaux de l’artiste italien sont emprunts de références à l’histoire de l’art et de la peinture. Puisant aux sources de la peinture vénitienne de la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle, Pagin joue avec les formes et les motifs récurrents, presque clichés, de cette période de l’histoire de Venise. L’art vénitien émerge au début de la Renaissance, quand la cité lacustre prend ses distances avec l’influence de l’ancêtre byzantin, et s’empare de formes et de sujets gothiques (couronnement de la Vierge), participant à l’émergence d’un gothique rayonnant, et d’une fusion entre des styles du nord et du sud de l’Europe, grâce au commerce entre les Flandres et l’Italie. La connaissance directe d’œuvres flamandes a exercé sur les peintres italiens une si forte attraction qu’elle a modifie leur vision de la réalité, faisant se rencontrer la conquête de l’espace dans sa forme toscane, et le sens du détail des tableaux flamands. On retrouve d’ailleurs dans les toiles de Pagin des fonds parcourus de zébrures et d’ondes la puissance des ciels de Giorgione, et cette touche « fondue » et lisse de la peinture vénitienne ; voir par exemple un paysage peint en 2020 aux cieux hallucinés. On constate également sans peine une parenté avec Véronèse ou le Jules Romain (verticalité, exagération, chromatisme fort) et ce particulièrement dans des oeuvres plus anciennes de Jacopo Pagin, comme La Cavalcata Dell’ignoranza (2014), où la représentation du corps fait réellement écho aux oeuvres de l’artiste du Palais du Te. On retrouve aussi l’asymétrie, l’atmosphère vaporeuse et le vernis d’un halo irréel de La Cène (1592-1594) du Tintoret dans ses oeuvres plus récentes. L’élongation des formes et l’impression de brume maniéristes participent à coups sûrs à l’onirisme qui se dégage des toiles de Pagin. L’apport des Flamands à Venise, par exemple avec l’importance de la nature morte et la représentation de l’argenterie et de la verrerie, rejaillit à plusieurs siècles d’écart sur la sa peinture. Il perpétue la vision italienne de la peinture flamande, en écho aux collectionneurs italiens (notamment de Venise et de Naples) de peinture flamande de la Renaissance
Venise et romantisme
Les visions hors du réel qu’il offre au public sont également hors du temps, et rassemblent dans ses toiles un concentré de l’Italie du XVIIIe siècle. Comme Pietro Longhi ou Canaletto, Pagin sait traduire en peinture l’étrangeté désuète du carnaval de Venise, de ses masques et de ses figures quasi fantomatiques ; la récurrence de vases et de verres est également un hommage aux manufactures de Murano. L’influence, ou l’ombre, du XVIIIe siècle se confronte aux vertiges des paysages romantiques dans Horizons Perdus, peint en 2020, figurant des visages et un éventail translucides sur fond de plaine crépusculaire. Ce geste romantique est prégnant dans son œuvre, avec une recherche récurrente du sublime et de l’étrangeté, souvent nostalgique. À la fin du XVIIIe siècle, l’école vénitienne cesse d’exister, mais l’émergence de la peinture romantique fait survivre la recherche picturale d’effets atmosphériques et de fondus colorés, qui ont culminé à Venise deux siècles plus tôt. La recherche de grandeur, de verticalité, l’exploration à la fois de l’intime, des rêves et de l’indicible dans le romantisme se retrouve aussi dans les œuvres de Jacopo Pagin. Comme la peinture maniérisme qui venait clore la haute Renaissance, les tableaux de l’Italien seraient-ils donc des œuvres de fin de période ? Davantage que le bout d’une piste, les œuvres de Jacopo Pagin incarnent plutôt une synthèse temporelle de différents points culminants de l’histoire de l’art. Il règne sur son travail comme la lumière surréelle d’une fin de journée. Son œuvre, à certains égards, est à mettre en perspective avec les ramifications romantiques que l’on retrouve jusqu’au début du XXe siècle, et particulièrement dans les compositions mettant en exergue un sentiment de sublime et d’étrangeté.
Peintre de l’onirisme domestique
La peinture de Jacopo Pagin est une peinture des frontières, des basculements et des marges. Le parti pris esthétique des ses compositions rêveuses et mystérieuses, le chromatisme tantôt contrasté, tantôt apaisé et voluptueux, et l’élongation des formes et des figures rappelle ainsi des esthétiques de fin de cycle, sans toucher à un décadentisme pessimiste. La vitalité de ses tableaux est une porte vers un ailleurs où sont réunis des éléments de différentes périodes de l’histoire de l’art, dans un syncrétisme fort et synthétique. Si la marque de la peinture italienne est naturellement forte dans son art, il est également proche de la peinture de l’entre-deux-guerres. Il rappelle les surréalistes ; ainsi, ses compositions les plus carnavalesques ne seront pas sans rappeler, en plus de De Chirico, Magritte ou Leonor Fini. Mais on peut aussi le rapprocher des Prix de Rome français, comme Pougheon ou Dupas. Peu connus aujourd’hui, ces peintres figuratifs pratiquaient dans l’entre-deux-guerres un néo-maniérisme imprégné des exagérations d’Ingres, et livraient des scènes étranges, peuplées de femmes fines et diaphanes, d’oiseaux exotiques et d’assemblages hétéroclites d’objets et de plantes, dans une atmosphère souvent brumeuse ou crépusculaire. Comme Matisse ou De Chirico, il réalise, au-delà des natures mortes, de véritables portraits d’objet. L’apparition récurrente du gobelet, de la coupe ou du vase en verre, ou bien du masque de Carnaval souligne son intérêt pour des objets iconiques, qui deviennent des motifs et des leitmotivs récurrents, qu’il anthropomorphise en y faisant œil, main, ou visage. C’est en effet également un art qui sublime le quotidien, dans lequel il met en valeur des objets usuels qui deviennent, comme chez De Chirico (Un Cri d’amour, 1934), des personnages. La promenade temporelle qu’il offre au spectateur nous emmène ainsi de la Renaissance jusqu’aux années 1980, où ses couleurs vibrantes et ses compositions hallucinées incarnent les réminiscences d’une culture underground et romantique qui rejaillit régulièrement depuis le XVIIIe siècle.
EN/ "Crystal Whisper", through the evocation of crystal, an iconic and domestic material and object, embraces, as Jacopo Pagin does, the whole of art history, from the Renaissance to the 20th century. Jacopo Pagin goes beyond a simple historicist posture, subtly handling tributes and references. Far from being an artist of rigorously historical compositions, he delivers, on the contrary, paintings as if on acid, with contrasting colours, dreamlike and mysterious themes, which are reminiscent of neo-romantic New Wave album covers. He shares with this music the importance of an underlying presence; the bass for New Wave, the story for his painting. He is a painter who knows the history of art, especially of his native Veneto. Pagin rereads history through his works, whose subjects (still lifes, landscapes, mystical scenes, or object portraits) as well as the motifs, colours or composition are nourished by art from the Renaissance to the beginning of the 20th century. The elongation of the figures and objects, the delicacy of the tones and the strange, crepuscular, slightly melancholic beauty of the compositions echo past artistic periods, such as the mannerism of the end of the 16th century, the Rococo, the culmination of the aesthetics of the end of the Ancien Régime, or the dreamy, grandiose neoclassicism of the 1930s. He is thus the painter of a fin de siècle aesthetic, or rather, of the end of a cycle, through his capacity for synthesis.
When Italy meet Flanders
Although Jacopo Pagin's painting is dreamlike and ethereal, his works should not be limited to simple pictorial reveries. On the contrary, the Italian artist's paintings are full of references to the history of art and painting. Drawing on the sources of Venetian painting from the Renaissance to the 18th century, Pagin plays with the recurring, almost clichéd forms and motifs of this period in the history of Venice. Venetian art emerges at the beginning of the Renaissance, when the lake city distances itself from the influence of its Byzantine ancestor, and takes on Gothic forms and subjects (the crowning of the Virgin), participating in the emergence of a radiant Gothic style, and a fusion of styles from the north and south of Europe, thanks to trade between Flanders and Italy. The direct knowledge of Flemish works had such a strong attraction on Italian painters that it modified their vision of reality, bringing together the conquest of space in its Tuscan form and the sense of detail of Flemish paintings. In Pagin's canvases, the power of Giorgione's skies and the "melted" and smooth touch of Venetian painting can be found in the backgrounds covered with stripes and waves; see, for example, a landscape painted in 2020 with hallucinated skies. We can also easily see a kinship with Veronese or Julius Romano (verticality, exaggeration, strong chromaticism), particularly in Jacopo Pagin's older works, such as La Cavalcata Dell'ignoranza (2014), where the representation of the body really echoes the works of the artist of the Palazzo del Te. The asymmetry, the vaporous atmosphere and the varnish of an unreal halo of Tintoretto's La Cène (1592-1594) can also be found in his more recent works. The elongation of the forms and the impression of Mannerist mist certainly contribute to the dreamlike quality of Pagin's paintings. The contribution of the Flemish in Venice, for example with the importance of still life and the representation of silver and glassware, is reflected in his painting several centuries later. It perpetuates the Italian vision of Flemish painting, echoing the Italian collectors (notably from Venice and Naples) of Flemish Renaissance painting.
Venice and Romanticism
The out-of-reality visions that he offers to the public are also out of time, and bring together in his canvases a concentrate of 18th century Italy. Like Pietro Longhi or Canaletto, Pagin knows how to translate into paint the quaint strangeness of the Venetian carnival, its masks and almost ghostly figures; the recurrence of vases and glasses is also a tribute to the Murano factories. The influence, or shadow, of the eighteenth century is confronted with the vertigo of romantic landscapes in Horizons Perdus, painted in 2020, featuring translucent faces and a fan against a background of twilight plains. This romantic gesture is prevalent in his work, with a recurrent search for the sublime and the strange, often nostalgic. At the end of the 18th century, the Venetian school ceased to exist, but the emergence of Romantic painting meant that the pictorial search for atmospheric effects and colourful fades, which had culminated in Venice two centuries earlier, survived. The search for grandeur, verticality and the exploration of the intimate, the dreamy and the unspeakable in Romanticism can also be found in the works of Jacopo Pagin. Like the Mannerist paintings that brought the High Renaissance to a close, are the Italian's paintings the end of a period? Rather than being the end of a trail, Pagin's works embody a temporal synthesis of different high points in art history. His work is like the surreal light at the end of the day. In some respects, his work is to be seen in the context of the Romantic ramifications of the early twentieth century, particularly in compositions that emphasise a sense of the sublime and the strange.
Painter of the domestic dream
Jacopo Pagin's painting is a painting of borders, shifts and margins. The aesthetic bias of his dreamy and mysterious compositions, the sometimes contrasting, sometimes soothing and voluptuous chromaticism, and the elongation of forms and figures are reminiscent of end-of-cycle aesthetics, without touching on a pessimistic decadence. The vitality of his paintings is a doorway to an elsewhere where elements from different periods of art history are brought together in a strong and synthetic syncretism. If the mark of Italian painting is naturally strong in his art, he is also close to the painting of the inter-war period. He is reminiscent of the Surrealists; thus, his most carnivalesque compositions are reminiscent of De Chirico, Magritte and Leonor Fini. But he can also be compared to the French Prix de Rome, such as Pougheon or Dupas. Little known today, these figurative painters practised a neo-Mannerism impregnated with the exaggerations of Ingres in the inter-war period, and delivered strange scenes, populated by thin and diaphanous women, exotic birds and heterogeneous assemblages of objects and plants, in an atmosphere that was often misty or twilight. Like Matisse or De Chirico, he created, beyond still lifes, true object portraits. The recurrent appearance of the glass goblet, cup or vase, or the Carnival mask underlines his interest in iconic objects, which become recurrent motifs and leitmotifs, which he anthropomorphises by making an eye, hand or face. It is also an art that sublimates the everyday, in which he highlights everyday objects that become, as in De Chirico (Un Cri d'amour, 1934), characters. The temporal walk he offers the viewer thus takes us from the Renaissance to the 1980s, where his vibrant colours and hallucinatory compositions embody the reminiscences of an underground and romantic culture that has regularly resurfaced since the 18th century.